Chère lectrice, cher lecteur,
Je vous avais écrit une lettre à Noel dernier, au sujet de cet homme que le destin a placé dans une situation de fragilité absolue.
Il s’appelle Vincent Lambert. Il a 42 ans.
Les médias ont souvent parlé de cet ancien infirmier devenu « patient tétraplégique », à la suite d’un accident de voiture en 2008 [1].
Depuis plus de dix ans maintenant, cet homme est allongé sur un lit d’hôpital, sans pouvoir rien dire, rien faire, alors qu’au dessus de lui, médecins, experts, familles, avocats, politiques se déchirent et alternent entre décision d’arrêt et de reprise des soins.
Et lui, que pense-t-il ? Où est-il ? Avec nous, ailleurs ? Ces questions sont autant d’énigmes auxquelles la science, même la plus avancée, est incapable de répondre.
Le cas de Vincent Lambert pose les limites de notre compréhension du monde. Alors bien sûr, on essaie d’agir malgré tout, mais nous avançons comme des aveugles. A tâtons, sans la moindre idée de la direction à suivre.
Ainsi le 22 novembre 2018, trois médecins chargés de l’examiner ont estimé qu’il était, aujourd’hui, dans « un état végétatif chronique irréversible » et que cela ne lui laissait plus « d’accès possible à la conscience ».
Le 31 janvier 2019, le tribunal a validé la procédure « d’arrêt des soins », qui a été mise en œuvre le 20 mai.
Mais dans la même journée, une autre décision de justice invalide ce choix et ordonne la reprise des soins.
Un coup la vie, un coup la mort…
La médecine donne l’impression d’agir, en rendant des avis.
La justice donne l’impression d’agir, en nommant des nouveaux experts.
Mais la vérité, c’est que rien ne change. Rien ne bouge.
Vincent Lambert, un être humain de chair et d’esprit comme vous et moi, reste au même endroit où il était la veille, et probablement où il sera le lendemain.
Et je crois qu’il nous place tous devant la question immense de notre propre fragilité. Il est le miroir que nous avons peur de regarder. « Et moi, si ça m’arrivait ? »
Alors nous donnons notre avis. Nous dressons des frontières, des camps. Sur la radio RMC, l’animateur populaire Jean-Jacques Bourdin organise « le dialogue impossible entre l’avocat des parents (qui veulent poursuivre les soins) et le neveu du patient tétraplégique (qui veut les arrêter) ».
Certains s’empoignent, les avocats s’en mêlent, on parle au nom du malade. De ce qu’il voudrait, de ce qu’il ne voudrait pas.
Mais on n’en sait rien du tout.
Tout ce bruit n’existe que parce que nous avons peur de nous taire.
Les tordus, les cassés, les abîmés, ont quelque chose d’essentiel à nous dire
Vincent Lambert, lui, vit dans une constance, désespérée ou indifférente, que n’affectent pas les palabres de son temps.
Que peut-on faire d’autre que de simplement penser à lui, et à tous ceux qui sont dans son cas.
Hommes et femmes si différents de nous qui sommes valides, et pourtant si proches, frères et soeurs en humanité.
Les tordus, les cassés, les abîmés. Ceux dont je vous conseille de faire la rencontre bouleversante en allant absolument voir au cinéma le documentaire Lourdes, qui leur est consacré [2].
Car nous avons énormément à apprendre d’eux, de ceux qui les soignent et les entourent.
Vincent Lambert est peut-être le plus connu de ces patients, mais ils seraient actuellement près de 1500 à vivre dans le même état. La légion des oubliés. Ces personnes qui se trouvent en « état végétatif chronique » ou de « conscience minimale » :
« Ces patients ont une conscience très limitée, voire inexistante, après avoir été victimes d’un traumatisme crânien ou d’un accident vasculaire cérébral. Le diagnostic définitif a été posé après leur sortie du coma artificiel dans lequel ils avaient été plongés. Leur état peut se prolonger des mois, voire des années ».
« Qu’il s’agisse d’état végétatif ou d’état de conscience minimale, les patients alternent des phases d’éveil et de sommeil. Mais l’état de conscience minimale se caractérise par l’existence de signes de conscience, totalement absents en cas d’état végétatif [3] ».
Voilà pour les « définitions ».
Les hôpitaux français comptaient en 2014 un peu plus de mille lits consacrés à ces patients.
Les autres sont accueillis dans des structures différentes, mais aussi parfois à domicile, comme le footballeur Jean-Pierre Adams, un ancien de l’équipe de France tombé dans un profond coma le 17 mars 1982 à la suite d’une erreur d’anesthésie [4]…
Alors qu’il vient de fêter ses 70 ans, Jean-Pierre Adams semble toujours dans un autre monde : il respire, il mange mais il ne parle pas. Son épouse est à ses côtés et depuis 36 ans, elle veille sur lui :
“Les gens sur Facebook disent qu’il faut le débrancher, dit-elle. Mais il n’est pas branché ! Moi je ne me sens pas le courage d’arrêter de lui donner à manger ou à boire” dit-elle simplement, inquiète à l’idée de mourir avant lui.
Quelles sont les certitudes qui résistent, devant ces situations que rien, ni la science, ni l’argent, ni la gloire, ne peuvent changer d’un millimètre ?
Il n’y a que le grand mystère de la vie, de la souffrance, l’impuissance qui nous caractérise, nous les hommes, qui croyons tellement que nous avons explication à tout. Et qu’il existe seulement une explication rationnelle à tout.
Peut-être dans dix ans, dans vingt ans, la médecine et la science franchiront de nouvelles frontières, en effet, pour expliquer rationnellement ces cas d’état végétatif.
Peut-être saura-t-on les traiter ?
Peut-être pas.
Merci à ceux qui sont là
Et parce que le fait de poser toutes ces questions n’avance pas à grand chose, il faut le reconnaître, je crois que nous pouvons tous en revanche montrer le plus grand respect et le plus grand soutien à ceux qui traitent ces patients lourdement handicapés de la même façon qu’ils traiteraient un autre être humain.
Les infirmier(e)s, les soignant(e)s, les thérapeutes qui assurent au quotidien les soins de ces malades.
Les médecins qui savent poser les limites de leur action.
Les bénévoles, les anonymes, les familles, les proches.
Tous ceux qui à un moment ou à un autre tiennent une main, disent un mot gentil, font un sourire, ou se contentent simplement d’être là.
Là, aux côtés de Vincent et des autres, tous ces malades qui aujourd’hui nous rappellent que la fragilité, la faiblesse, sont le cœur même de notre humanité.
Santé !
[2] https://www.youtube.com/watch?v=Ylh-ZXam2p4
[3] https://www.lemonde.fr/sante/article/2014/02/14/1500-personnes-dans-un-etat-proche-de-celui-de-vincent-lambert_4366808_1651302.html
[4] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/le-foot-m-a-tout-apporte-et-il-m-a-tout-repris-temoigne-bernadette-adams-la-femme-du-footballeur-plonge-dans-le-coma-depuis-36ans_2661582.html
Entièrement d’accord avec cet article ! Je pense que beaucoup devraient lire le livre Le Scaphandre et le Papillon de Jean-Dominique Bauby, victime du locked-in syndrome, pour comprendre que ce n’est pas l’aspect “végétatif” qui signifie l’absence de vie, et de vie intérieure. Comme le dit l’épouse de Jean-Pierre Adams : “si Jean-Pierre voulait mourir, il me l’aurait fait comprendre”, et je crois à la même chose pour Vincent Lambert.