Chers lecteurs,

Le week-end dernier, j’ai posé la dernière des 1000 pièces de ce puzzle représentant la ville de Paris (et ses monuments)…

…J’ai bien vu que mon entourage me regardait comme si j’étais le dernier des ahuris (Faire un puzzle à son âge, non mais qu’est-ce qui lui prend, ????) mais moi je peux dire une chose : je me suis ré-ga-lé.

Je n’avais pas été concentré comme ça depuis un moment !!!!

Exactement ce que décrit le Dr Thierry Janssen, chirurgien et psychothérapeute, au sujet des « expériences autotéliques » (du grec auto : soi-même, et telos : le but).

Il s’agit « d’actions qui sont réalisées pleinement, de façon concentrée, par des personnes « totalement immergées » dans ce qu’elles font ».

Cela peut être de la danse, un jeu d’échecs, de l’escalade…c’est aussi le luthier, le relieur, ou le maçon, lorsqu’ils se concentrent intensément sur leur travail, c’est encore le chirurgien qui opère à cœur ouvert pendant des heures.

Toutes ces actions exigent un degré extrême de concentration, et la science a montré que lorsqu’on atteint ce degré, on se sent comme « emporté par un courant », « un flux » (un « flow » comme l’appellent les psychologues américains) qui procure une sensation intense de plénitude :

« Le flow jaillit quand l’être humain donne le meilleur de ses capacités créatives, de son audace ou de son habilité. Il se produit quand vous réalisez une tâche exigeante, mais que vous maîtrisez, qui a du sens et qui fait avancer les choses ».

Alors l’homme se recentre.

La meilleure expérience de vie possible

L’important, c’est d’avoir un défi à accomplir.

Le psychologue américain d’origine hongroise Mihaly Csikszentmihalyi – un des noms le plus imprononçables de la recherche en psychologie – décrit ainsi l’intérêt qu’il y a à choisir un objectif précis pour motiver notre action.

Il s’intéressait aux conditions du processus créatif.

En observant – décidément – les peintres en action, il constata qu’ils étaient totalement concentrés sur leur ouvrage, qu’ils ne ressentaient ni la faim, ni la soif, ni la fatigue.

Leur témoignage était clair : ce qui les incitait à peindre n’était ni la reconnaissance ou l’argent, mais « la satisfaction de tremper leurs pinceaux dans la peinture, de poser les couleurs sur la toile, et de se laisser emporter au plus profond du sujet représenté, suspendus dans le temps »¹ .

Csikszentmihalyi a pu mesurer quand exactement interview cette sensation de «flow » ou « d’expérience optimale ».

Elle correspond à une « période de concentration intense sur le moment présent, vécue en perdant la notion de temps qui passe, dans l’oubli de soi, au profit d’un engagement total dans l’action en cours ».

Le flow peut donc aussi se produire en lisant, en écrivant, en chantant dans une chorale, en jouant du piano ou un autre instrument, lors d’un match en équipe ou lors d’une conversation passionnée avec un ami. Ou en faisant un puzzle…

Selon toutes les études, les personnes qui se disent les plus heureuses sont celles qui parviennent à susciter le plus de moments de flow.

Mais attention, il y a des barrières…

Il reste que certains états d’esprits viennent empêcher cet état de flow.

D’abord, le « bonheur d’être concentré » pour reprendre l’expression du Dr Janssen, est de plus en plus difficile à connaître dans notre vie moderne. Trop de sollicitations, de distractions :

« Il y a ceux qui surfent sur internet en gardant un œil sur leur portable, ceux qui prennent leur repas en regardant la télévision, d’autres qui s’entraînent dans une salle de sport en même temps qu’ils écoutent de la musique ou d’autres, enfin, qui lisent un livre pour – je ne plaisante pas – ne pas perdre leur temps ».
A force de passer d’une activité à l’autre, de moins en moins de gens ont l’occasion d’être « emportés par le flux ».

Du coup, ils ne sont plus remplis de leurs actions, ce qui génèrent stress, frustration, et parfois dépression.

Vous voyez ce chien :  alors qu’il cherche à attraper la balle, il n’essaie pas en même temps d’envoyer un e-mail ou de trouver sur internet le classement des meilleures croquettes bio.

Il se concentre sur un seul objectif : la balle.

D’après les chercheurs de Stanford, nous ferions bien de prendre exemple sur lui, car l’attention, la mémoire et l’efficacité souffrent de l’éparpillement des tâches : il suffit en effet à notre cerveau de se concentrer sur deux choses pour être surchargé².

Comme le disait Lord Chesterfield à son fils, en 1740 : « Il y a assez de temps pour tout faire au cours d’une journée, si tu ne fais qu’une chose à la fois, mais il n’y a pas assez de temps dans une année entière pour tout faire si tu fais deux choses en même temps ».

Saint Joseph, patron des artisans

L’autre « barrière », c’est l’esprit de performance et de compétition, qui selon le docteur Janssen, s’oppose lui aussi fermement à l’apparition de l’expérience optimale.

Une trop grande pression génère un stress incompatible avec l’immersion dans le flux. L’élan est brisé, l’entraînement dans l’action ne peut pas se produire.

Viser le flow est donc bien devenu un paradoxe à notre époque où la culture du divertissement n’autorise pas à faire des efforts pour s’engager dans une activité autotélique.

Trop de publicités veulent nous faire croire que nous pouvons être heureux que lorsque nous nous reposons ou, surtout lorsque nous nous « amusons ».

Mais les études de Csikszentmihalyi montrent que pour atteindre la vraie sensation de bonheur, il faut prendre un chemin inverse : « au travail, les personnes qui rencontrent des défis plus stimulants, sont plus créatifs et se sentent plus heureux que durant leur temps libre »³ !

N’est-ce pas d’ailleurs ce que savaient les sociétés anciennes, celles d’avant la « civilisation des loisirs ». Regardez plutôt cette prière qu’on adressait autrefois le 1er mai, à Saint Joseph Artisan, patron des travailleurs :

« Comme saint Joseph artisan, imprégnons notre travail de foi, d’espérance et de charité afin d’obtenir cette transfiguration divine des besognes ordinaires ».

Transfigurer l’ordinaire, et lui donner une valeur extraordinaire.

C’est ressentir en profondeur ce qu’on est par ce qu’on fait.

C’est le danseur, profondément absorbé par la danse, qui ressent l’unité entre l’esprit, le corps, l’âme, la musique et le rythme.

C’est le simple ouvrier, qui par le soin qu’il met à sa tâche, par son âme qu’il intègre à la matière qu’il touche, par le beau qu’il recherche toujours, par l’intensité qu’il met dans ce qu’il fait, devient le vrai propriétaire de son travail.

C’est Combris qui se régale de finir son puzzle tout bête, et qui espère quand même qu’il ne vous ennuie pas trop avec ses histoires…

Santé !

Gabriel Combris


Sources :

[1]Mihaly Csikszentmihalyi, Flow : the psychology of optimal experience, 1990.

[2]http://www.dailymail.co.uk/health/article-1205669/Is-multi-tasking-bad-brain-Experts-reveal-hidden-perils-juggling-jobs.html

[3]Csikszentmihalyi M. Flow theory and research