Chère lectrice, cher lecteur,

Franchement…bravo !

Si vous êtes là, c’est que vous avez eu le courage d’ouvrir cette lettre, malgré son titre déprimant.

Pourquoi ?

Peut-être parce qu’au fond de vous, vous refusez de considérer la vieillesse et la mort comme les nouveaux tabous que la société veut nous imposer.

Notre époque parle sans honte de sexe et d’argent, fière de montrer qu’elle a réglé leur compte aux interdits d’autrefois.

Mais évoquez avec elle le corps malade qui attend son heure, la mort qui rôde, et là elle se froisse, l’air tout d’un coup bien sérieux. « Non mais Combris, c’est pas la peine d’être sinistre ! ».
Alors quoi ? Motus, on n’en parle pas, on fait comme si ?

Il faut lire le rapport du Comité Consultatif d’Ethique sur le vieillissement de février 2018, pour comprendre que ce silence sur la vieillesse et la fin de vie a des conséquences extrêmement douloureuses, et qu’en se taisant ainsi, on vole à de nombreuses personnes la possibilité d’être heureux jusqu’au bout.

Le tableau, il faut le dire, est dur à regarder.

Aujourd’hui, les « personnes âgées » ont quasiment disparu de la vie réelle.

Fini, le temps de la grand-mère qui restait en famille jusqu’au bout, assise près du feu sur son siège à bascule.

Maintenant dès qu’ils « déraillent un peu », on range les« vieux » entre eux, dans des boîtes « toutes faites pour », des maisons de retraite, des EHPAD, des endroits à acronymes qu’on ne comprend pas mais qui « font » propre.

Le résultat ?

  • 50 % des personnes âgées de plus de 75 ans n’ont plus le moindre « réseau amical actif ».
  • Leur taux de suicide est deux fois supérieur au taux national.
  • Même lorsqu’ils sont en bonne santé, ils partagent le sentiment d’être « en trop », ou de « n’être plus ». [1]

Et la suite ne vaut pas mieux.

En France aujourd’hui, 75 % des gens meurent à l’hôpital.

On meurt seul dans une chambre standard, sur un lit en plastique qui fait du bruit dès qu’on se retourne, sans personne pour nous tenir la main au moment du grand saut.

Sans même les dessins des petits-enfants sur les murs. (Vous savez, ça prendrait trop de temps à enlever et, comment dire, il y a du monde qui attend derrière…)

Il faut mourir discrètement, sans trop que ça se voit, c’est mieux pour tout le monde.
Du côté des funérailles, l’affaire est réglée.

Plus question d’afficher son deuil en noir ! Je m’attends prochainement à voir des corbillards colorés circuler dans nos villes, parce que le directeur marketing de chez Roc Eclerc aura décidé qu’il fallait « ré-ambiancer l’enterrement ».

Bref, pour résumer, j’ai l’impression que sur le sujet, notre époque est perdue.

Alors oui, la fin de la vie est un sujet lourd, difficile, angoissant. Qui peut le nier ?

Le mystère est partout.

Sur ce qui va se passer ensuite : quelque chose ? Rien. Est-ce qu’il y aura-t-il un chemin à suivre, un trou noir ?

Et les derniers instants, les dernières secondes, est ce qu’on aura peur, est-ce qu’on sera seul ?

Ou est-ce qu’il y aura à nos côtés la légion de ceux qu’on a aimés, avec à sa tête l’enfant qu’on a été ?

Lui qui nous a vu grandir, aimer, haïr, réussir et rater, lui qui a été la balise de toutes nos années, sera-t-il là lui aussi ?

Mystère, encore et toujours…

En attendant de savoir, il me semble que cette volonté absurde de nier la mort assèche aussi les vivants.

« Je crois intellectuellement faux, et psychologiquement dangereux, de couper tout lien entre l’homme d’aujourd’hui et celui d’hier » a écrit l’académicienne Jacqueline de Romilly.

Car il n’y a pas d’aube nouvelle s’il n’y a pas eu de crépuscule.

D’accord, mais concrètement ??

Je vous parle de tout ça, et vous vous dites peut-être : « d’accord, mais concrètement ?! On ne va pas se mettre à installer un cadavre dans le salon pour lui faire plaisir. »

Non.

Mais on peut commencer par réfléchir au rôle et à la place qu’occupe la mort dans nos pensées intimes ou nos conversations.

Ce n’est pas un détail. C’est essentiel pour resituer l’importance de vivre vraiment jusqu’au dernier souffle.

Et tiens, regardez ce tableau du Caravage, peint au début du XVIIème siècle :

C’est une « vanité », une représentation allégorique de la mort, du passage du temps et de la vacuité des activités humaines.

On y voit Saint-Jérôme en train d’écrire. Mais vous aurez remarqué comme moi qu’il n’est pas seul.

Le miroir de son œuvre, malgré toute l’intensité qu’il peut y mettre, c’est ce crâne tout lisse, cette mort sans fard qui emportera la partie, quoi qu’il arrive.

Sur la question de la mort, au XVIIème siècle, on mettait les pieds dans le plat.
Et nous aujourd’hui, ose-t-on seulement aborder le sujet ? Avec des amis, ou pire : en famille…

Pas si facile.

J’avais lu il y a quelque temps une histoire étonnante au sujet de l’acceptation de la mort, dans un quotidien britannique [2].

Celle d’un couple, Wendy et Russell Davidson, où la femme se savait condamnée par un cancer de l’utérus. La vérité était là, aussi implacable que le crâne sur le livre de Saint Jérôme. On pouvait détourner le regard autant qu’on voulait, Wendy allait mourir. Et plutôt que de nier l’évidence,  Russel a préféré agir en conséquence :

« Avec ma femme, nous en parlions souvent, de la mort. Et j’étais déterminé à ce qu’elle meure ici, chez nous, à côté de moi, de nos enfants. Je voulais qu’elle meure bien ».

« Wendy est morte en paix. Ensuite j’ai lavé son corps, je l’ai habillée et installée dans son cercueil ».

« Elle était là dans notre chambre, et j’ai dormi avec elle dans la même pièce pendant six jours. Nos amis sont venus la voir, lui parler, parler d’elle. »

Sa mort a été un moment magnifique ».

Un moment « magnifique ». Aujourd’hui le mot choquerait presque.

Mais sans aller si loin, je voudrais pour conclure vous livrer une dernière réflexion qui m’a semblé intéressante, au sujet des enterrements. Je l’ai trouvée dans un petit livre signé par le Dr Gérard Leborgne [3], un médecin vraiment pas comme les autres, pour qui les « nutriments de l’âme » sont aussi importants que ceux du corps pour être en bonne santé.

Et vous allez voir qu’avec lui, même au cœur d’un des événements les plus tristes de la vie on peut  aussi trouver de quoi se réjouir.

« Les funérailles sont un arrêt dans la routine et le train-train.

« Il y a des rendez-vous à déplacer, une ou deux journées de travail à supprimer, un trajet à prévoir, seul ou à plusieurs, une nuit à passer à l’hôtel chez un ami ou un parent, avec la joie aussi de se retrouver et en plus, au-dessus de nous, cette prise de conscience, cette élévation, comme si c’était un cadeau de celui qui part, de nous donner ce moment de rassemblement autour des familles dans les larmes, avec le cœur béant. »

Voir les funérailles comme un « cadeau » ! Après tout, pourquoi pas ?

Car si elles nous volent des larmes, elles nous offrent aussi un moment de vérité unique, où les vivants sont en communion avec les morts, un petit instant tous ensemble.

Avant un jour, de se retrouver pour de bon.

Santé !

Gabriel Combris